Quantcast
Channel: écriture – InternetActu.net
Viewing all articles
Browse latest Browse all 50

Préserver les logiciels… et la philosophie qui va avec

$
0
0

Une organisation futuriste tournée vers le passé. C’est bien ainsi qu’on pourrait définir la fondation du « Long Now », fondée par Stewart Brand et Brian Eno, et dont nous avons déjà parlé dans nos colonnes.

Rosettaball-1A côté du « manuel de la civilisation« , une encyclopédie de la culture qui pourrait servir de réceptacle à la culture humaine en cas de catastrophe naturelle ou artificielle, la fondation du Long Now s’intéresse à d’autres formes de préservation. Ainsi, le « Disque de Rosette« , inspiré par la fameuse Pierre de Rosette, cherche-t-il a conserver des traces de plus de 1500 langages, sous la forme de 13000 pages gravées à une taille microscopique (un demi-millimètre par page). Conformément à la philosophie du Long Now, il ne s’agit pas d’un archivage électronique, mais d’une vraie impression physique, il suffit de disposer d’un microscope pour lire le contenu du disque (rappelons que leur projet d' »horloge » est aussi entièrement mécanique, sans le recours d’aucune pièce électronique ou électrique, trop fragiles et trop dépendantes d’une source externe d’énergie). La proximité avec la sonde Rosetta lancée par l’agence spatiale européenne était trop tentante pour être négligée : de fait, un exemplaire du disque a été déposé à l’intérieur de la sonde.

Dans un récent article sur le blog de la fondation, Chia Evers s’interroge sur la sauvegarde du software, du logiciel, conçu comme « comme langage, comme objet, comme art ».

Quel intérêt de protéger les anciens logiciels, obsolètes depuis bien longtemps ? Il y a à cela plusieurs raisons. La première totalement pragmatique, était déjà soulignée par Stewart Brand dans son livre L’horloge du long maintenant : la nécessité de pouvoir lire les documents qui ont été élaborés à l’aide de ces outils. Il est possible de lire les carnets de Léonard de Vinci sans difficulté, arguait alors Brand, tandis que les notes de Marvin Minsky au MIT pendant les années 60 nous sont désormais inaccessibles, parce que rédigées avec des logiciels qui ont aujourd’hui disparu.

Philosophie du traitement de texte

Mais au-delà de ces considérations pratiques, l’intérêt de l’article de Chia Evers est d’un ordre plus philosophique. Le logiciel est en effet un artefact culturel ; il est construit sur une certaine représentation du monde.

Evers donne pour exemple le cas de Georges R.R. Martin, le célèbre auteur du Game of Thrones, qui continue à travailler avec un traitement de texte de l’ère DOS, Wordstar.

Or nous explique-t-elle, l’épistémologie de Wordstar est fondamentalement différente de celle de Word et de ses clones, comme l’explique l’essai de Robert Sawyer, autre auteur de SF (un texte de toute évidence assez ancien ; bien que la date ne soit pas indiquée, on apprend qu’il a été publié sur le forum Wordstar de Compuserve, ce qui ne nous rajeunit pas). Pour ce dernier, un traitement de texte peut reposer sur deux métaphores différentes : la page rédigée à la main ou celle tapée à la machine. Wordperfect, autre programme de l’ère DOS, est un parfait exemple d’usage de la seconde métaphore, adaptée, selon Sawyer, « à du travail de secrétariat de bas niveau ». Mais Wordstar serait plus préférable pour les auteurs et les créatifs. Avec Wordstar, explique-t-il, on peut facilement, à l’aide de quelques raccourcis claviers (tout cela date de l’époque antédiluvienne pré-souris) marquer un bloc de texte pour y revenir aisément après avoir effectué des modifications ailleurs dans son document ; il est facile aussi de rédiger des commentaires qui ne seront pas imprimés, en commençant une phrase par deux points : « ..ceci est un commentaire ».

Le software, le langage et la pensée

S’appuyant sur ce texte, Chia Evers en déduit que : « Si WordStar offre une méthode fondamentalement différente d’aborder le texte numérique, alors il est raisonnable de croire que ceux qui l’utilisent peuvent produire un travail différent de celui qu’ils feraient avec le géant du marché de masse, Microsoft Word, ou avec l’un des programmes d’écriture artisanaux plus modernes comme Scrivener ou Ulysse III, tout comme les auteurs multilingues constatent que le changement de langue modifie la façon dont ils pensent. »

Cette dernière phrase nous renvoie à une vieille théorie linguistique, l’hypothèse Sapir-Whorf, considérée par beaucoup de linguistes comme dépassée, mais qui connait actuellement un retour sous une forme plus modeste. Cette hypothèse (dont nous avons déjà parlé ici) postule que la trame de nos pensées est fortement influencée par le langage utilisé. Whorf s’intéressait surtout à la langue maternelle et aux structures syntaxiques, mais on peut penser que chez les bilingues, les modes de raisonnement tendent effectivement à changer lorsqu’ils passent d’une langue à l’autre. Diverses expériences vont dans ce sens. Par exemple, Nairán Ramírez-Esparza, psychologue à l’université de Washington à Seattle, a fait passer des questionnaires de personnalité dans les deux langues à des hispano-américains. Au Mexique, la modestie est une qualité très appréciée, tandis qu’aux Etats-Unis,les gens sont plutôt poussés à se mettre en avant. Et effectivement, les sujets étaient plus « modestes » lorsqu’ils remplissaient le questionnaire en espagnol que quand il répondaient en anglais… Selon Evers :

« Il est bien connu que Samuel Beckett a écrit certaines pièces en français, parce qu’il trouvait que cela lui faisait choisir ses mots avec plus de soin et penser plus clairement ; dans la préface d’Autres rivages, Vladimir Nabokov a déclaré que la « re-anglicisation d’une traduction russe de ce qui avait été une version anglaise de ce qui était en premier lieu, des souvenirs russes, s’est avéré une tâche diabolique. » Sachant que le Game of Thrones a été écrit en WordStar ou Waiting for Godot a été initialement intitulé « En Attendent Godot » (sic : la faute d’orthographe figure dans le texte de Chia Evers, ce qui montre à quel point il est difficile de travailler avec différents langages !) peut nuancer notre appréciation des textes, nous pouvons aller encore plus loin dans l’examen de la relation entre le logiciel et les résultats qu’il produit en examinant son code source ».

Malheureusement, un tel examen du code source n’est pas toujours facile, car, comme le note Evers, celui-ci,souvent propriétaire, a disparu lorsque le produit a été abandonné. Evers mentionne aussi le cas de programmes hermétiquement protégés par la National Software Reference Library, qui ne sont accessibles que par les autorités légales. D’où l’importance de l’open source pour la conservation des logiciels.

Au delà du software et du code source, je me demande si on ne devrait pas non plus chercher à archiver les anciens langages de programmation… surtout que certains, peut être pas les plus « classiques », mais souvent les plus influents, cherchent à incarner une philosophie particulière, comme le Smalltalk (tout est objet), le Lisp (tout est liste) ou le Prolog (tout est logique). Ce serait intéressant de comprendre leur influence sur notre cognition. Peut être Chia Evers n’en parle-t-elle pas, parce que contrairement aux logiciels, les langages de programmation mettent un temps très long à mourir, ce qui rend le travail de préservation moins urgent (le langage le plus utilisé aujourd’hui par les scientifiques reste… le Fortran, et le Lisp, lui aussi inventé dans les années 50, qui connaît des résurrections periodiques, la plus récente sous la forme de Clojure).

En tout cas, cette idée selon laquelle le software pourrait conditionner notre manière de pensée, augmentant, (ou parfois, diminuant !) nos capacités cognitives, n’est pas vraiment nouvelle. Elle a été émise pour la première fois en 1962 par Douglas Engelbart, dans son texte « Augmenting Human Intellect« . Par la suite, Douglas Engelbart allait mettre en pratique sa théorie sur l’usage d’interfaces comme systèmes d’augmentation cognitive en inventant un dispositif fameux : la souris. Les travaux d’Engelbart furent présentés au monde en 1968 lors d’un événement qu’on appela « la mère de toutes les démos« , évènement dont l’un des organisateurs était un certain… Stewart Brand.

Rémi Sussan


Viewing all articles
Browse latest Browse all 50

Latest Images





Latest Images